vendredi 28 février 2014

Complément à la Réponse à un correspondant



Il ne faut pas renverser le problème : que des gens plus jeunes que lui aient recherché Debord parce qu’ils l’admiraient est tout à fait normal. Ce qui par contre l’est moins, c’est que Debord qui prétendait rejeter les disciples les ait acceptés — contre toute logique. Il faut alors comprendre pourquoi. Une des réponses est qu’il avait besoin de la « piétaille » pour s’occuper d’un certain nombre de tâches subalternes.

Ce qui n’empêche qu’il ait pu y avoir de l’amitié dans ce genre de relation ; mais celle-ci était suborné à l’usage qu’il pouvait faire de ces « pions » pour mener son propre jeu. À ce propos, voilà ce qu’Alexandre Trudel* écrit : « Alors que l’aventure situationniste lui avait fait côtoyer plusieurs esprits brillants, mais fort différents du sien (Jorn, Constant, Vaneigem, etc.), l’horizon intellectuel du Debord mémorialiste s’amenuise dramatiquement. C’est aussi en ce sens qu’il faut interpréter le motif du cercle se refermant sur lui-même qui traverse le film In girum, et qui revient dans les textes mémorialistes subséquents. […] Dans son état de perfection absolu, Debord n’a plus guère besoin des autres : son système libidinal devient autoréférentiel, et se referme sur lui-même. Ceux qui veulent entrer en dialogue avec ce corps doivent alors le singer, entrer dans son économie fantasmatique. C’est seulement avec des doubles de lui-même (c’est-à-dire, des sortes de disciples supérieurs) que Debord se plait désormais à dialoguer. Une fois libéré des contraintes qu’impose le collectif, Debord cesse donc de se confronter à l’altérité, à des opinions ou à des personnalités différentes des siennes. La relation gémellaire qu’il recherche ne se présente plus que sous la forme d’un monologue à deux têtes. Malgré son rejet des disciples, Debord ne recherche plus que des “camarades” qui lui ressemblent en tout point, qui pensent et agissent comme lui, dans un rapport mimétique aussi accablant que celui qu’il reprochait auparavant aux pro-situs. »

__________

Réponse à une correspondante – À propos de : Nougé et Debord



Je n’ai découvert l’édition Peter Lang* qu’après. Mais j’aurais de toute façon utilisé l’édition en ligne** parce qu’elle est accessible à tout un chacun — ce qui permet de vérifier que je ne fais pas un usage abusif des (nombreuses et excellentes) citations tirées de votre travail***). Je dois ajouter que je ne me suis attaché, comme vous avez pu le constater, qu’à ce qui concerne les relations Debord / Nougé (et lèvres-nudistes) parce que vous en faites une relation assez complète — autant que faire se peut — dont il ressort que l’influence de Nougé sur Debord est bien plus profonde que ce qu’il en apparaît.

Je préfère également des « échangent » plus constructifs à « l’insulte » devant laquelle il ne faut pas cependant reculer quand elle s’avère nécessaire. Vous aurez compris que mon propos n’est pas le dénigrement systématique qui procèderait de la rancœur — voire de la haine — que je pourrais avoir à l’encontre de Debord — et pourquoi donc ? — ; mais je pense que, par les temps qui courent, il est bon de remettre les choses à leur juste place — et donc Debord, en l’occurrence.

__________



*** Geneviève Michel, Paul Nougé, La réécriture comme éthique de l’écriture.

jeudi 27 février 2014

Réponse à un correpondant



Je pense que Pagnon devait être de la génération de Martos. Voilà comment Debord réagit à sa mort dans sa réponse à une lettre de Martos qui devait aborder le sujet : « J’avais appris le suicide du camarade Pagnon, et je crois que tu le commentes très justement. En fin de compte, et plus ou moins vite, tout le monde s’use. Certains, pour ce qu’ils ont eu le courage de refuser et de risquer. Et d’autres pour ce qu’ils ont eu la bassesse d’accepter, en s’accommodant d’un pauvre confort, à la Ratgeb ; ou en mentant plus habilement comme un ministre, avant ou pendant son ministère, comme les Semprun. » (Correspondance, vol. 7, Lettre à Jean-François Martos, 24 février 90.)

Si Debord semble avoir apprécié le premier livre de Pagnon : En évoquant Wagner, ce n’est pas le cas du second dont il écrit à Floriana Lebovici : « Je vous dirai sans ambages que c’est un livre qui ne me paraît même pas mériter d’être lu ; encore moins d’être publié aux éditions G[érard] L[ebovici] ; en tout cas sous cette forme. » ; et il termine son « exécution » du livre en question dont il ne cite même pas le titre (‘Le titre imbécile et pompeux est la chose la plus facile à corriger. ») par : « C’est l’exemple, non seulement du livre absolument manqué, mais du livre qui ne pouvait pas être réussi puisqu’il n’y a aucune sorte de nécessité ni de maîtrise du sujet. » (Correspondance, vol. 6, Lettre du 22 novembre 84.)

Par ailleurs j’ai revu votre traduction de la Préface d'Amorós et corrigé quelques menues imperfections. Je peux vous faire parvenir cela, si vous le désirez.

mardi 25 février 2014

Lectures – Les Choses / 3



Extraits (Fin) :


Certains jours, ils se promenaient en bavardant pendant des heures entières. […] Il leur semblait que tout était parfait ; ils marchaient librement, leurs mouvements étaient déliés, le temps ne semblait plus les atteindre. […] / Ou bien, certaines nuits d’été, ils marchaient longuement dans des quartiers presque inconnus. […] Les rues, désertes et longues, larges, sonores, résonnaient sous leur pas synchrones. […] Alors ils se sentaient les maîtres du monde. Ils ressentaient une exaltation inconnue, comme s’ils avaient été détenteurs de secrets fabuleux, de forces inexprimables.

*

Ils continuaient leur vie cahotante : elle correspondait à leur pente naturelle. Dans un monde plein d’imperfections, ils s’en assuraient sans mal, la plus imparfaite. Ils vivaient au jour le jour […]. Ils n’étaient pas loin de penser que, somme toute, cette vie avait son charme.

*

Des générations précédentes, se disaient-ils parfois, avaient sans doute pu parvenir à une conscience plus précise à la fois d’eux-mêmes et du monde qu’elles habitaient. Ils auraient peut-être aimé avoir eu vingt-ans pendant la guerre d’Espagne, ou pendant la Résistance […].

*

Ils avaient l’impression, certains jours, qu’ils n’avaient pas encore commencé à vivre. Mais de plus en plus la vie qu’il menait leur semblait fragile, éphémère, et ils se sentaient sans force, comme si l’attente, la gêne, l’étroitesse les avaient usés, comme si tout avait été naturel : les désirs inassouvis, les joies imparfaites, le temps perdu.

*

D’autres fois, ils n’en pouvaient plus. Ils voulaient se battre vaincre. Ils voulaient lutter, conquérir leur bonheur. Mais comment lutter ? Contre qui ? Contre quoi ? Ils vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l’univers miroitant de la civilisation mercantile, les prisons de l’abondance, les pièges fascinant du bonheur.

*

Lentement, mais avec une évidence inexorable, le groupe se disloqua. Avec une soudaineté parfois brutale, en quelques semaines à peine, il devenait évident pour certain que plus jamais la vie d’antan ne serait plus possible.

*

L’un après l’autre, presque tous les amis succombèrent.

*

Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que recherche de la vérité soit elle-même vraie ; la recherche vraie, c’est la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le résultat.

KARL MARX