mardi 28 août 2012

Le Café Gollem – In Memoriam



Je voudrais signaler à ceux qui l’ont connu et fréquenté dans les années 70 — et aux autres aussi bien — la disparition du Café Gollem, Raamsteeg 4, Amsterdam. Ouvert en 1974, il a servi sans désemparer quelques 200 sortes de bières de tous les pays à ses clients fidèles et altérés pendant plus de 30 ans. Suite à de longs démêlés administratifs, le Café Gollem a finalement été contraint de fermer ses portes.







La nuit formidable descendait sur la ville comme il pénétrait dans Raamsteeg, reléguant la lumière exténuée d’une journée trop prodigue dans le secret de sa prison de pierre.

Dans la vitrine éclairée du Café Gollem, les bouteilles alignées scintillaient faiblement sous leur voile de poussière. Gilles poussa la porte et entra.

La petite salle était restée telle que dans son souvenir, avec son bandeau de tableaux noirs, juxtaposés à mi-hauteur de mur, qui déroulait un remarquable panorama des bières de tous les pays. Au fond, quelques tables serrées sur une estrade — particulièrement l’une d’entre elle d’où l’on pouvait, en tendant le bras par dessus la rambarde, saisir sans avoir à se déplacer les consommations que l’on avait commandées au garçon qui officiait derrière le bar, juste au-dessous. C’est là qu’il s’assit, au même endroit, comme il l’avait fait bien souvent. Il parcourut lentement le substantiel codex jusqu’à la rubrique désirée : Bières Trappistes. Il marqua un temps d’arrêt, et il se mit à réciter in petto la liste fameuse : Orval, Westmalle, Westvleteren, Chimay, Rochefort. Apologie des pères trappistes. C’est ainsi qu’ils appelaient leurs soirées au café Gollem, lorsque le grand jeu les ramenait pour un temps à Amsterdam. C’était devenu une sorte de rite auquel ils ne manquaient pas de sacrifier. Après une journée de déambulation plus ou moins fructueuse, venait l’heure ; et chacun se disait : « Maintenant ! » ; et ils arrivaient tous, en ordre dispersé ou bien ensemble ; et jamais personne ne manquait.

(L'Orpailleur : fragments – Extrait) 




mercredi 15 août 2012

Trivo / Trivio


La pensée du jour



Je suis contre le mot « anti », parce que c’est un peu comme « athée » comparé à « croyant ». Un athée est à peu près autant religieux qu’un croyant, et un antiartiste à peu près autant artiste qu’un artiste. « Anartiste » serait beaucoup mieux, si je pouvais changer de termes, qu’« antiartiste ». / Anartiste, ce qui signifie pas artiste du tout. Voilà ma conception. Je veux bien être un anartiste.

Marcel Duchamp

dimanche 12 août 2012

Aller la musique !



Je voudrais recommander à l’attention du lecteur mélomane l’album suivant : Trivo – Emoterapia, en téléchargement libre à l’adresse suivante :

samedi 11 août 2012

Documents Post-situationnistes / 4 – Commentaire



Le texte du pop-philosophe, nonobstant le jargon, frappe assez juste. J’écris : OTiste ; mais on peut tout à fait lire : autiste. Tant il est vrai que ces gens sont littéralement enfermés dans le monde qu’ils se sont construits et dont ils sont incapables de sortir. À partir de là, il est évident qu’on ne peut absolument pas discuter avec eux — ce qu’a immédiatement compris Voyer — ; on ne peut que les approuver — ce qui est aussi valable pour Voyer, toutes proportions gardées.

L’abondante littérature produite par les Téléologues modernes (sic) est proprement illisible. Aucun des téléologues de base n’a évidemment pu lire la totalité du corpus. C’est comme pour la presse : dans un journal comme Le Monde, aucun des collaborateurs ne lit le journal dans sa totalité — ni d’ailleurs aucun des lecteurs. D'ailleurs les journaux ne sont pas faits pour être lus non plus, fort heureusement ; ils sont fait pour être là : occuper le terrain. On en revient à l’autisme : c’est quelque chose qui fonctionne en circuit fermé. Et on comprend très bien les réactions de l'OTiste vis-à-vis de l’extérieur : il se trouve dans un milieu hostile où il n'y a que des ennemis — qu’il s’agit d’anéantir ; ce dont il est incapable : alors c'est lui qui doit disparaître, d'une manière ou d'une autre.

Documents Post-situationnistes / 4



Considérations sur la Téléologie moderne ; ou : L’Édifiante histoire des OTistes racontée aux enfants du siècle en « largonji » par un ex-compagnon de « cellule », le pop-philosophe et badiousien repenti Mehdi Belhaj Kacem.

Ces extraits ont été postés sur feu le debord of directors par un pseudo-Aristote ; la totalité du message se trouve à l’adresse suivante :




[...]

Presque au même moment, mais en France, la Bibliothèque des Émeutes, refusant tout contact avec l'industrie informationnelle et essayant de prendre la relève de la radicalité situationniste, écrit dans le silence général que « vol, viol, meurtre sont des délits d'opinions ». Leur projet n'était rien d'autre, avec l'outillage d'un hégélianisme aussi bizarrement assimilé que chez Stirner, de « finir l'humanité », au sens le plus factuel du terme. Pendant des années, hormis le développement de leur théorie appuyé sur le recensement de toutes les émeutes et insurrections du monde, cette radicalité ne fut jamais guère que pétition de principe. Appeler à l'insurrection, au massacre général, sans produire la moindre subversion tangible ? Mais justement : attendue la complète absence de résultats concrets, dans l'asphyxie insupportable de la consensualité culturelle française, la question qu'involontairement ils posent est celle du topos de l'extrémisme : est-il condamné à l'u-topie ? Se place-t-il cruellement dans la réalité la plus extrême et pesante de leur échec, ou dans la virtualité métaphysique d'une négativité absolue constamment postulée ? Dans la complicité des deux, et leur incapacité à les penser au-delà de leur compulsion à insulter et menacer de mort tout ce qui existe (l'auteur en sait quelque chose ; une théorie des jeux illustré de couteaux divers dans leur dernier numéro lui était probablement destinée) ? Malgré leur mépris pour la littérature, n'est-ce pas d'une déchéance littéraire qu'ils furent sanctionnés, — au sens où nous ne pouvons plus lire leurs textes en vertu d'une quelconque réalité historique déterminable, mais bien dans l'interrogation des limites existant entre simulacre et réel, virtualité de la guerre et factualité du meurtre, déterminiscence de l'ennemi et spectralisation du rapport social qui permettrait la lutte ? Avons-nous là un jeu de simulation jonglant avec la menace de mort concrète, prête à la donner bientôt, mais n'ayant produit que le témoignage poétique d'une métaphysique époquale de l'économie de la mort ?

[...]

Si le militantisme utérin des « féministes » d'aujourd'hui est l'hypocrisie odieuse de l'extension cancéreuse de la publicité et de l'information comme seul rapport social et humain, ce militantisme queutard de la permanente « pénétration », du « je t'encule » comme figure de style, est assurément beaucoup plus odieux encore : « […] et vous, pro-situs de mes deux, qui faites de la diffamation un tic ulcéreux, de l'injure une rhétorique impuissante, confinés dans la cocotte minute de vos trente-trois lecteurs cons,- vous, les éditorialistes miteux, à l'estomac aigri par la mauvaise digestion de Debord, qui vous donne l'excuse, en en faisant un Maurras de Gauche, de ne rien pouvoir penser, pas plus de « critique sociale radicale » qu'autre chose, que l'enchaînement bande-mou de vos formules creuse,- vous qui, en me croisant dans le dix-huitième ou dans une soirée, barbichette anar et veste noire sur vos bras en jambons dodus,- vous qui menacez de me casser la gueule sans pouvoir me regarder dans les yeux ou me calomniez sans oser citer mon nom,- vous qui citez mon nom et voulez me mettre par vos insultes à votre niveau,- vous êtes des menteurs, des poseurs et des ennuyeux ; des crétins incapables de penser, des « révolutionnaires » incapable de rien changer, des idéologues qui n'ont jamais su produire la moindre pensée. »

Toute cette démesure, et ils n'ont généré que des singes ; toute cette contorsion des chantages à la culture, et ils ne produisent que des perroquets ; toute cette volonté de « subvertir », et nous n'entendons que des ventriloqués : « réaliser le dépassement du nihilisme », prononcent hardiment les bouffons, tout en prétendant « dire le réel » — mais qu'est-ce qu'époqualement la « ligne du nihilisme » sauf la limite d'achoppement de leur « réel » ? Croyant réaliser dans la « négativité » bien phrasée leur être, ils sont niés dans l'être, comme constellation de ce qui est : ce « nihilisme » qui réfléchit leur médiocrité.

[...]

Mais il ne faut pas y voir [à propos de la récupération], comme ces imbéciles d'éditorialistes, n°1 de la récupération situe, pétrifiés dans les tics de l'extase debordienne, comme les habitants de Pompéi par la lave, prêts à dénoncer partout la « récupération », une faiblesse, mais bien la seule chance historique de cette génération abrutie par les deux dernières décennies.

[...]

Ils instituent un microtribunal, très kantien bonsaï, compétent à juger de tout ce qui existe ; ils croient que la mort de Dieu laisse un poste vacant où on peut s'installer pour juger sommairement de tout. Les manœuvres misérables et les procédés haineux de ces pseudo-révolutionnaires, où ils pataugent sans fin, sont l'identité entre cette théorie et les corps qui la pensent.

Plus encore que dans ses tentatives de succession et de relève, des plus rigoureusement fidèles à son projet « clandestin » (la Bibliothèque des Émeutes, l'Encyclopédie des Nuisances, les Archivistes de la Subversion, les Petits Pédagogues du Mal, etc.), aux récupérations si bouffonnement antinomiques au concept qu'elles récupéraient qu'elles ont recruté leurs propagateurs dans les catégories les plus parvenues de l'« industrie de la consolation », divertissement et information, journalisme « branché » (à la synchronie, au rituel ennuyeux des « émissions » en temps réel) et idéologues de l'incapacité à penser, comme autant de figures de la résolution dialectique par transparence (et la dialectique prise dans clôture politico-époquale de la synchronie, se réalise synchroniquement et résout toutes les anti-thèses dans ces syn-thèses vides que sont les cadavres trans-parents de l'information) — davantage, donc, que dans ces héritages, l'échec politique était déjà l'échec poétique de l'idéologie situationniste.

vendredi 10 août 2012

De Rien



En tête de gondole Google, le lecteur curieux et intéressé par la geste post-situationniste en général, et par Voyer en particulier, trouvera une lettre du Néant*, éditeur anonyme du Maître qui l’a ressortie de ses archives électroniques — allez savoir pourquoi ?

C’était à la grande époque du debordoff — ou bien était-ce déjà le debor(el) ? — quand les OTistes n’étaient encore que Bibliothécaires des Émeutes et qu’ils commençaient à chercher le Maître qui les snobait — avant qu’il ne les envoie proprement chier. Le fidèle valet qui ne voulait pas être en reste se devait de ferrailler lui aussi contre les méchants OTistes qui s’apprêtaient à sortir de leur Bibliothèque pour en découdre.

Cette lettre est un échantillon de ces échanges à fleuret moucheté qui avaient lieu à l’époque et où le Néant joue encore les matamores ; avant que ne sortent les couteaux pour l’étripage en règle qui suivra — et avant que le valet ne se voie contraint de battre courageusement en retraire à la suite d’une maladresse qui le mettait à la merci de l’adversaire.

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vendredi 3 août 2012

Lectures – « Toujours la voyage »



Ne fixe pas la route ; suis la. Mais la suivre comment, et jusqu’où ? La suivre comme ceux qui viennent  de la ville ou qui s’y rendent, comme ceux qui partent et ceux qui rentrent, comme ceux qui viennent acheter et vendre, comme ceux viennent voir et entendre, ou comme ceux qui s’en vont fatigués d’entendre et de voir ? Comme lesquels de ceux-là ? ou comme quoi de commun à eux tous ? ou de quelle autre manière différente de celle d’eux tous ? / Quoi qu’il en soit, je ne pourrais que partir. Quels que fussent le sens et la nature de mon inquiétude, son palliatif — non pas son remède, je le savais bien — c’était partir, suivre cette route jusqu’où le Destin le voudrait. Pourquoi, pour quoi faire, à la recherche de quoi ? Je le savais aussi peu que je savais le sens et la nature de mon inquiétude.

[…]

Longtemps j’ai suivi la route, m’enfonçant toujours davantage à l’intérieur du pays. De ce qui s’est passé au cours du voyage il n’y a rien à rapporter, parce qu’il n’est ne m’est rien arrivé d’autre que ce qui arrive à tous les voyageurs, quand ils n’ont rien de plus à raconter que la joie du parcours à certains moments et leur fatigue heureuse à l’heure de s’endormir, le soir, dans les auberges, contents de l’étape du jour. / J’ai traversé des villes et des villages, j’ai vu des champs de toutes sortes, j’ai longé les murs de beaucoup de propriétés. J’ai croisé des gens qui se rendaient dans ma ville natale, et des gens qui partaient, les uns joyeux, les autres tristes, les uns préoccupés, les autres légers, mais je n’ai vu personne comme moi, parce que tous semblaient avoir une destination, et que je n’en avais d’autre que la route, et tous semblaient chercher ce qu’il connaissaient et moi seul cherchais un Homme en noir dont je ne pouvais pas me souvenir. / […] / Je ne sais pas non plus combien de jours j’ai marché j’ai marché, ou si j’ai parcouru une distance plus grande que celle habituellement comptée en jours. Celui qui ne pense qu’à suivre la route ne mesure ni le temps ni ses pas. Je sais qu’après un nombre indéfini de jours, la campagne commença à changer d’aspect et l’aspect des maisons, la taille des arbres, une certaine élégance des façades, la façon différente qu’avaient les habitants de se mouvoir, annoncèrent la proximité d’une ville immense. J’avais atteint, en effet, les environs de la plus grande cité du royaume, vaste métropole sur un long fleuve, où le commerce, l’industrie et la concentration de la vie faisaient fourmiller et se mélanger les existences, les intentions et les destins.

Fernando Pessoa, La Pèlerin, La Différence.