dimanche 30 septembre 2012

Sur Debord et Chtcheglov – En marge du Colloque




Lorsqu’on veut connaître le « fin mot » d’une histoire, il est nécessaire de remonter à l’origine. Ainsi, si l’on veut comprendre ce qu’est devenue l’I.S., il faut revenir à la rencontre d’Ivan et de Guy Ernest — et à relation « influencielle » qui s’est établie entre les deux « frères » ; et qui s’est prolongée bien au-delà de sa brève durée.

Prochainement nous en dirons plus.

samedi 29 septembre 2012

Lectures – Le spectre de Venise



Extrait :

Ingeborg Bachmann a comparé une fois la langue à une ville, avec son centre historique, ses zones plus récentes, ses banlieues et, pour finir, ses périphériques et ses pompes à essence qui font partie elles aussi de la ville. La ville et la langue renferment la même utopie et la même ruine, nous nous sommes rêvés et nous nous sommes perdus dans notre ville comme dans notre langue, elles ne sont rien d’autre que la forme de ce rêve et de ce désarroi. Si nous comparons Venise à une langue, alors habiter Venise, c’est comme étudier le latin, essayer d’ânonner une langue morte, apprendre à se perdre et à se retrouver dans les ruelles des déclinaisons et dans les ouvertures imprévues des supins et des infinitifs futurs. À la condition de rappeler qu’il ne faudrait jamais dire qu’une langue est morte, puisque d’une certaine manière, elle parle encore et qu’on la lit ; si ce n’est qu’il est impossible — ou presque — d’y prendre la position du sujet, de celui qui pourrait dire « je ». La langue morte, en vérité, est comme Venise, une langue spectrale, dans laquelle nous ne pouvons pas parler, mais qui, à sa façon, sait frémir et faire signe et susurrer, et que nous pouvons, fût-ce avec difficulté, et à l’aide d’un dictionnaire, comprendre et déchiffrer. À qui s’adresse une langue morte ? À qui parle le spectre de la langue ? Certainement pas à nous, mais pas davantage à ses destinataires d’autrefois dont elle ne conserve aucun souvenir. Et cependant, c’est justement pour cette raison que tout se passe comme si la langue se trouvait pour la première fois seule à parler — cette langue dont le philosophe, sans s’apercevoir qu’il lui assigne ainsi une consistance de spectre, peut dire que c’est elle qui parle — et non pas nous. / Venise est alors véritablement — même si c’est en un sens très différent de celui qu’évoque Tafuri* à la fin de son discours — l’emblème de la modernité. Notre époque n’est pas nouvelle, mais novissima, c’est-à-dire dernière et larvaire. Elle s’est conçue comme post-historique et comme postmoderne, sans penser qu’elle se destinait ainsi nécessairement à une existence posthume et spectrale, sans songer que la vie du spectre est la condition la plus liturgique et la plus ardue qui soit, qui impose l’observation de codes intransigeants de féroces litanies, avec ses vêpres et ses matines, ses complies et ses offices. / D’où l’absence de rigueur et de dignité des larves parmi lesquelles nous vivons. Tous les peuples et toutes les langues, tous les ordres et toutes les institutions, les parlementaires et les souverains, les églises et les synagogues, les hermines et les toges ont glissé les uns après les autres, de manière inexorable, dans la condition larvaire, mais pour ainsi dire, sans s’y préparer ni en avoir conscience. C’est pourquoi les écrivains écrivent si mal, parce qu’ils doivent faire semblant que leur langue est vivante, c’est pourquoi aussi les parlementaires légifèrent en vain, parce qu’ils doivent faire croire en une vie politique à leur nation larvaire ; c’est pourquoi enfin les religions sont sans piété, parce qu’elles ne savent pas qu’elles ne savent plus bénir et habiter les tombes. C’est pour cette raison que nous voyons des squelettes et des mannequins défiler comme à la parade, et des momies qui prétendent diriger allègrement leur exhumation sans s’apercevoir que leurs membres décomposés les abandonnent pour tomber en morceaux et que leurs paroles sont devenues des glossolalies inintelligibles.


Giorgio Agamben, De l’inutilité et de l’inconvénient de vivre parmi les spectres, in Nudités, Rivage poche.

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* Dans le discours inaugural prononcé à l’Institut universitaire d’architecture de Venise en février 1993, Manfredo Tafuri évoque sans détour le « cadavre » de Venise. Il rappelle la bataille menée contre ceux qui auraient voulu que la ville fût le siège de l’EXPO et conclut non sans une pointe de tristesse : « Le problème n’était-il pas de savoir s’il était préférable de farder un cadavre, de lui mettre du rouge à lèvres, de le rendre ridicule au point que même les gamins se seraient moqués de lui, ou bien ce que nous avons obtenus, nous ses défenseurs, mais sans le moindre pouvoir, prophètes désarmés, à savoir que le cadavre se liquéfie sous nos yeux ?

vendredi 28 septembre 2012

Debord dans la T.G.B.N.F / 4



Dans les Chroniques de la Bibliothèque nationale de France, n° 58, avril-juin 2011 ; article : Les archives de Guy Debord à la BnF, on pouvait déjà lire : « La sélection opérée par l’auteur, notamment sur ses manuscrits et sa correspondance — depuis publiées, comme les œuvres complètes par son épouse Alice Debord — se donnent à lire non comme un élagage dissimulateur, visant à détruire les pièces à conviction, mais bien plutôt comme une œuvre à part entière. »

Voilà qui est admirable ! Le « chercheur » sait donc à quoi s’en tenir ; il pourra chercher tant qu’il veut dans ces riches archives, il est assuré de n’y trouver rien d’autres que ce que Debord a bien voulu conserver — et qui ne peut être que le meilleur. Il est en même temps rassuré quand à ce qui en a été soustrait et sur les (bonnes) raisons qui ont présidées à cet « élagage » exemplaire, puisqu’il était destiné, on le lui assure, à lui permettre de lire désormais celles-ci « comme une œuvre à part entière ». Que demander de plus ?

On peut donc d’ores et déjà être certain qu’il ne pourra rien sortir de nouveau de ce Colloque puisque, aussi bien, dans le vaste corpus qui est mis à la disposition du chercheur par la BnF tout a soigneusement été mis en ordre selon les vœux de Guy Debord lui-même. Ce n’est donc pas de la BnF que risque de venir la lumière qui pourrait éclairer les nombreuses zones d’ombre qui subsistent aussi bien dans l’histoire de l’I.S. que dans celle de son fondateur.

Pour finir, revenons sur les Contrats* dont j’ai rappelé la déclaration liminaire. À ce propos, Debord écrit à son éditeur : « […] je vous envoie, pour notre projet d’édition, une idée d’illustration en couverture, qui m’est effectivement venue. C’est une lame du tarot de Marseille. La plus mystérieuse et la plus belle à mon sens : le bateleur. Il me semble que cette carte ajouterait, et sans devoir l’y impliquer trop positivement, quelque chose que l’on pourrait voir comme une certaine maîtrise de la manipulation ; et en rappelant opportunément l’étendue de son mystère. » Ainsi, peut-être faut-t-il voir dans l’apothéose debordienne à la BnF, le dernier et  meilleur tour du bateleur. 

 Le secret, c'est de tout dire.

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* Guy Debord, Des Contrats, Le temps qu’il fait, 1995.

jeudi 27 septembre 2012

Sur la Correspondance de Debord



En réponse à un correspondant qui m’écrit :

En précisant que la correspondance de Guy Debord "a été éditée sans les réponses de ses correspondants, notables quantités d’importance nulle", vous semblez ignorer un point important de droit. En effet, nul ne peut publier la correspondance de quelqu'un (ses lettres comme celles qu'il a reçues de son correspondant) sans l'accord explicite des deux parties. Il est donc déjà extraordinaire que la publication des lettres de Guy Debord à ses innombrables correspondants n'aient pas fait l'objet de saisies et d'interdictions et que 8 volumes soient parus avec l'accord tacite (mais non explicite, comme la loi y oblige) des destinataires de ses lettres !

 Je ne suis pas, comme vous semblez l’être, très au fait des problèmes de droit régissant la publication en matière de correspondance. Cependant, aussi extraordinaire que cela puisse vous paraître, personne ne s’est effectivement opposé à la publication de cette correspondance à sens unique qui a donc pu voir le jour sans encombre — bien que certains aient, à juste titre, déploré la chose. Il semble toutefois probable que nombre des correspondants de Debord ne se seraient pas opposés à ce que l’on publie leurs lettres ; mais c’est précisément ce qu’on ne leur a pas demandé parce que cela n’était pas prévu dans ce qui est donc, abusivement nommé, une correspondance. Il est cependant possible de se faire une idée sur ce qu’est une authentique correspondance. Il suffit de lire celle qui a été publiée par Jean-François Martos, où se trouvent à la fois les lettres de Debord et les réponses de ses destinataires. (Rappelons qu’elle l’a été sans l’accord des ayant-droit de Debord ; illégalement, donc.) Cette correspondance couvre les années 1981-1987 ; et on peut la comparer, sur la même période, avec ce qui est publié dans le volume 6 de l’édition « officielle » Arthème Fayard pour se rendre compte de la différence. On y trouve donc, comme il se doit, toutes les lettres dans les deux sens. Parmi celles-ci les lettres de Jean-Pierre Baudet qui fut avec son ami Martos l’un des derniers compagnons de route de Debord ; et qui aurait certainement autorisé la publication de celles-ci si on le lui avait demandé. Mais comme précisément le choix avait été fait de ne publier que les lettres du seul Debord dans cette Correspondance, il s’est légitimement opposé à ce que son nom y apparaisse ; celui-ci a donc dû être remplacé par un « X » chaque fois qu’il est mentionné. Je terminerai en citant ce que Debord a (cyniquement) écrit dans les Justifications de ses Contrats : « Rien n’est égal dans de tels contrats ; et c’est justement cette forme spéciale qui les rend si honorables. Ils ont choisi en tout leur préférence. Tous sont faits pour inspirer confiance d’un seul côté : celui qui pouvait seul avoir mérité l’admiration. » Est-ce suffisamment clair ?