samedi 15 février 2014

Debord et Nougé / 11



« Quel rôle [Nougé] tient-il dans les relations avec les lettristes-situationnistes, mis à part sa fonction de messager occasionnel ? Les contacts se font à travers Mariën, avec qui Debord [correspond]. Notons cependant que, dans ses les lettres, Debord oublie rarement de demander à Mariën de transmettre ses salutations à Nougé. Il ne faut pas oublier que Nougé appartient à une autre génération et qu’il traverse une étape particulièrement difficile de sa vie. À l’approche de la soixantaine, il se retrouve sans travail, plongé dans l’alcoolisme et en proie à de graves problèmes conjugaux. […] À l’époque, on le voit plus proche des lettristes que des autres surréalistes bruxellois, comme on peut le constater dans le tract Toute ces dames au salon où, à part l’équipe des Lèvres nues, les anciens du groupe de Bruxelles ont refusé de signer et ont d’ailleurs eu droit à un commentaire acide et personnalisé de la part de Nougé. Il est certain qu’il a produit une forte impression sur Debord et les lettristes, qui semblent cependant n’avoir découvert ses écrits que dans les pages des Lèvres nues et à travers les envois de Mariën : “Cher camarade, / Nous vous remercions de l’envoi des documents et des livres de Nougé — à peu près introuvables en France — dont l’intérêt ne saurait nous échapper.” »

« Ne trouve-t-on pas des échos nougéens dans ce passage du Rapport de Debord, à l’époque où il devenait situationniste : “Un essai primitif d’un nouveau mode de comportement a déjà été obtenu avec ce que nous avons nommé la dérive qui est la pratique d’un dépaysement passionnel […]. Mais l’application de cette volonté de création ludique doit s’étendre à toutes les formes connues des rapports humains, et par exemple, influencer l’évolution historique de sentiments comme l’amitié et l’amour.” / D’autres passages de ce même rapport évoquent également Nougé (est-ce un hasard ?), comme la nécessité de bouleverser la vie quotidienne, ainsi que la critique de la notion de nouveauté en art. […] »

« Que proposent le groupe de Bruxelles et les situationnistes pour mettre l’évidence — notre évidence — en question ? Si l’on confronte leurs popositions la continuité entre les deux groupes est manifeste. / Nougé : / “Que l’homme aille où il ‘a jamais été, éprouve ce qu’il n’a jamais éprouvé, pense ce qu’il n’a jamais pensé, soit ce qu’il n’a jamais été. Il faut l’y aider, il nous faut provoquer ce transport et cette crise, créons des objets bouleversants. […] / Mais l’objet, d’où lui viendra cette vertu subversive ? On l’a vu : de la capacité d’occuper la conscience humaine au point d’en tarir le flux monotone, au point de forcer l’esprit à inventer de quoi passer outre.” / Debord : / Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en qualité passionnelle supérieure. Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction : le décor matériel et la vie ; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleverse.” »*

À partir de là, la question reste posée de savoir pourquoi, malgré les convergences — on peut même dire les ressemblances — qu’il y avait entre lèvres-nudistes et internationaux-lettristes (qui s’apprêtaient à devenir situationnistes), la collaboration ne s’est pas poursuivie au-delà. Geneviève Michel écrit : « L’Internationale situationniste est fondée en 1957 et la revue du même nom paraît en 1958. L’on peut s’étonner que cette convergence de vues avec Mariën et Nougé n’y ait laissé aucune trace, alors que la filiation — critique bien entendu, l’on a parlé de meurtre du père à ce propos — avec le surréalisme d’André Breton est revendiqué. » On pourrait répondre que si Breton était le père dont il fallait se débarrasser pour prendre la place, Nougé n’était pas un concurrent direct, s’il pouvait être perçu comme une figure paternelle vu son âge, il était surtout considéré comme un « grand frère » dont on pouvait se séparer à présent que l’on se sentait assez fort — et peut-être parce qu’il n’y avait plus rien à en tirer. Quoi qu’il en soit, comme l’écrit encore Geneviève Michel « [c]e silence presque total évoque cependant les situations de rupture qui nourrissent parfois exagérément la légende de Debord ».

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* et précédentes, Geneviève Michel.


(À suivre)

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