lundi 27 janvier 2014

Debord et Nougé / 4



Guy Debord a toujours pris son bien là où il le trouvait — et il s’en vantait —, c’est-à-dire chez les autres ; et ce dans tous les domaines — puisque, aussi bien, il était « né virtuellement ruiné » dans un monde ruiné. Il a systématisé cela sous  l’appellation de : détournement. On peut évidemment citer à côté de Nougé d’autres précurseurs de cette méthode — le plus célèbre, et ouvertement revendiqué par Debord, étant Lautréamont. Cependant, il existe une filiation directe entre les surréalistes belges les situationnistes — et plus particulièrement entre Debord et Nougé comme le montre Geneviève Michel. Nougé n’était pas de la même génération que Debord mais il a pu constituer pour lui une figure paternelle positive en même temps qu’il était reconnu par lui comme un « frère d’arme » — ce qui fut également le cas de Jorn.

« Toute l’œuvre poétique de Nougé peut être qualifiée de réécriture – même ses textes théoriques […]. / Ce recours constant à la voix des autres ne laisse pas d’intriguer, même et d’autant plus que le résultat est souvent un texte d’une haute qualité littéraire. Cette qualité semble cependant être tenue pour négligeable, elle n’est en tout cas pas revendiquée comme telle par l’auteur, puisqu’un certain nombre de ces textes ne sont pas signés, ou le sont d’un autre nom […]. / Pourquoi cet effacement ? L’on peut bien sûr se poser la question de l’impuissance créatrice. […]. […] il n’en demeure pas moins qu’une telle constance dans le retrait à tout de la stratégie délibérée. / Une telle tactique faite d’effacement, d’attaques éclairs et de replis silencieux – comme une guérilla […] – semble conçue en vertu d’une idée – d’un idéal ? – qui dépasse l’écriture envisagée d’un point de vue littéraire. / […] / Le choix de la réécriture chez Nougé serait donc un choix qui découlerait d’un autre choix, fondamental, concernant le sens de la vie et de l’activité humaine, et dépendant des valeurs qu’il a faites siennes. »*

« Réécriture », le terme peut tout à fait s’appliquer à l’œuvre de Debord — d’ailleurs n’est-il pas célébré aujourd’hui d’abord comme un « écrivain, essayiste » avant d’être un « cinéaste » puis finalement un « révolutionnaire français »** ? Et lui-même dans son film testamentaire, par la bouche de Lacenaire à Garance lui disant : « Mais c’est la gloire Pierre-François. », ne répond-t-il pas : « Oui, ça commence… Mais à la réflexion, j’aurais tout de même préféré une éclatante réussite littéraire. »

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* Geneviève Michel, Nougé, La Réécriture comme éthique de l’écriture.

** Notice Guy Debord dans Wikipédia.


(À suivre)

dimanche 26 janvier 2014

À bicyclette






Tous les chevaux du roi est le premier des deux romans analogiques qu’il forme avec La Nuit (mêmes personnages, même histoire – qui doit tout à Laclos –, style différents, c’était là que je m’amusais). En 1957, mon mari et moi étions passablement fauchés. C’était encore mais années de lumpensecrétariat, je travaillais pour trois sous deux ronds dans une maison d’éditions banale et, bien sûr, Guy Debord ne travaillait pas. La revue Internationale situationniste se vendait à cinq ou six exemplaires, le reste, nous l’envoyions gratuitement aux gens que nous trouvions intéressants… / Donc, pour finir le mois, mettre du beurre dans nos épinards, de la margarine dans nos brocolis, je décidai d’écrire un roman. Beaucoup de romans à la mode me passaient entre les mains, je les lisais sans déplaisir : je voyais comme il me serait possible d’en rédiger un qui plairait immédiatement aux éditeurs en utilisant les recettes du genre. Les héros seraient jeunes, beaux et bronzés. Ils auraient une voiture, passeraient des vacances sur la Riviera (tous ce que nous n’étions pas, tout ce que nous n’avions pas). En plus, ils seraient désinvoltes, insolents, libres (tout ce que nous étions). / Hic Rhodus, hic salta : les situationnistes, donc moi, pensaient alors dur comme fer que le roman classique était un art périmé. Il fallait le dépasser, le bouleverser, l’imploser. Pourquoi pas ? Mais en ce cas, pas d’éditeur, pas de monnaie. La solution était simple : j’allais fabiriquer un “faux” roman à la mode. Le farcir d’assez d’indices et d’ironie pour que le lecteur moyennement perspicace s’aperçoive qu’il y avait là comme une plaisanterie, le regard froid du vrai libertin littéraire, une critique du roman lui-même. Très vulgairement, tout cela s’appelle “au second degré”. / Pour mieux souligner la chose, deux textes contradictoires furent présentés sur la quatrième de couverture. L’un caricaturalement louangeur, comme eût pu l’écrire une attachée de presse un  peu trop professionnelle. : Ce roman est l’histoire de Gilles et des possibilités qu’il rencontre : de la fatigue qui les emporte. C’est l’avance, à travers un morceau du temps, de personnages qui vont tous vers un échec semblable, qui ne sont pas reconnus. La désinvolture n’est qu’à la surface de ce livre. Sa discrétion se masque en une sécheresse que la lecture attentive dément. La pudeur cache une sensibilité et même une souffrance réelles. De quoi s’occupe Gilles, qui apparemment ne fait rien ? “De la réification”, dit-il. Et c’est ce personnage de roman qui remarque qu’il n’est que personnage de roman, en une page étonnante qui sera légitimement tenue pour un sommet de la rigueur de l’écriture moderne, dans son témoignage d’une crise générale de la communication. / L’autre, aussi fielleux que s’il venait de la plme d’un méchant critique : Tout le monde connaît, depuis quelques années déjà, le ton et le contour des romans consacrés à l’immoralisme d’une jeunesse oisive et désenchantée. Dernier venu de la série, celui-ci ne se fait remarqué qu’en accumulant à l’excès toutes les conventions du genre. Geneviève, la narratrice, cèdera-t-elle au charme de la toute jeune maîtresse que son mari affectueux l’invite à partager, ou préférera-t-elle garder son amant, ou enfin, choisir une autre amante ? Voilà le centre de la pauvre intrigue qui se déroule complaisamment, sur la Rive Gauche et la Côte d’Azur bien sûr, tout au long d’une beuverie ininterrompue. L’auteur qui manque visiblement de conviction, y supplée par quelques habilités subalternes. / Alors que feu mon ex-époux n’intervient jamais dans mon labeur romanesque, ces deux textes nous les avons écrits ensemble et je ne me rappelle même plus qui en a eu l’idée, Guy Debord ou moi. Hélas, plaisanterie inutile, personne ne semblait comprendre ces criantes clefs. / Sauf le regretté, l’adorable Pierre Dumayet. Il m’avait acceptée à Lectures pour Tous. Comme l’émission était en direct, il y avait au préalable un long entretien privé. “Dites-moi, Michèle, votre roman, c’est un peu une blague ?” “OUI”, criai-je, fière et heureuse d’avoir trouvé une âme sœur. “Je vous le ferai dire ce soir à la télévision”, continua Dumayet. “NON, évidemment”, m’écriai-je, plus têtue que la petite chèvre de  Monsieur Seguin et bien décidé à ne pas me laisser manger. / Voilà pourquoi il eut cette interview “je te tiens tu me tiens par la barbichette” qui a retrouvé vie l’année dernière dans l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque Nationale, et qui marivaude encore sur Internet quelque part. Voilà pourquoi, à l’époque, le Canard enchaîné avait écrit “La souris a mangé le chat”. Il y a quand même de sacrés plaisirs dans l’exercice de la littérature !

MICHÈLE BERNSTEIN, novembre 2013.


[ce texte constitue la préface à une seconde édition de : Tous les chevaux du roi aux éditions Allia.]

vendredi 24 janvier 2014

Debord et Nougé / 3



On peut faire l’hypothèse que le jeune Debord, ayant été marqué par la personnalité de Nougé et sa méthode, s’en est inspiré pour sa propre conduite. À la différence notable près qu’il y avait chez Nougé une véritable volonté d’effacement qui se traduit chez Debord par une manière subtile de se-montrer-ne-se-montrant-pas. En effet, Debord a très tôt mis en place une stratégie d’exposition raisonnée et contrôlée, choisissant soigneusement ce qu’il donnait à voir tant en ce qui concernait sa personne que ses écrits ; en même temps qu’il façonnait méticuleusement l’image que l’on devrait retenir de lui quand il aurait disparu.

On sait que Debord a fait du « détournement* » son mode d’expression quasi exclusif et sa marque de fabrique. Il est vrai que la pratique de ce qui n’était pas encore nommé « détournement » est lié à l’enfance** chez Debord quand, livré à lui-même, il passait son temps à découper des images qu’il réassemblait ensuite ; et à jouer aux petits soldats. On s’apercevra peut-être un jour qu’il n’a pratiquement rien écrit lui-même ; et qu’il n’a fait que déplacer des pions sur l’échiquier de la mémoire.

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* « Si le mot détournement n’apparaît pas chez Nougé dans le sens spécifique que les situationnistes lui ont donné par la suite, on retrouve cependant dans ses écrits le substantif détour, au sens plus général, ou le verbe détourner, mais ces termes ne s’appliquent pas nécessairement à des textes. Ainsi, dans le programme du concert Pro Arte où, le 12 novembre 1930, fut jouée la pièce d’André Souris intitulée Quelques airs de Clarisse Juranville, on lit en exergue : “Il n’est pas de si pauvre objet que l’on ne puisse dépouiller de son sens et détourner à son usage.” / “Dépouiller de son sens équivaut” à isoler et “ détourner à son usage” à pervertir, quel que soit l’objet. Le verbe détourner figure aussi dans des notes prises par Nougé sur les figures de rhétorique, et cette fois dans un sens qui se rapproche davantage du sens situationniste : “L’on distingue les figures de mots qui consistent à détourner le sens des mots.” » (Geneviève Michel, op. cit.)

** « L’enfance ? mais c’est ici, nous ne l’avons jamais quittée. » Tout le « génie » de Debord est resté attaché à l’enfance — parce qu’il n’y avait pas pour lui de passage vers l’âge adulte.

(À suivre)

mercredi 22 janvier 2014

Debord et Nougé / 2



« On pourrait ajouter aussi que le modèle défendu par Nougé depuis le début des années vingt correspond au modèle situationniste, plus encore qu’au modèle lettriste, par ses refus et son intransigeance : engagement politique marxiste mais refus du militantisme, anonymat et effacement, refus de la séduction et des concessions, mépris du public, intérêt pour le quotidien et pour l’action ponctuelle. » écrit encore Geneviève Michel.

À propos du « refus de la séduction », elle donne cette citation tirée de « Cette mauvaise réputation… » où Debord écrit : « Je pense qu’on ne peut croire, avec cela, que je ne me sois jamais montré séduisant dans la société présente. Puisque je n’ai en aucun cas dissimulé quel mépris me paraissait mériter ceux qui, à tant de sujets, avaient si tranquillement rampé dans les illusions établies. » Certes. Mais, il faut ajouter que dans ses relations avec les gens qu’ils voulaient attirer dans son orbite, la séduction était le principal ressort actionné par Debord.

Elle ajoute aussi que : « Par delà le silence et la discrétion, le respect de Debord pour Nougé semble ne jamais s’être démenti, et Nougé sembla à une certaine époque plus proche de ses jeunes émules que ses vieux complices Parisiens et même Bruxellois, Mariën excepté. »

Nous examinerons prochainement (et brièvement) les nombreux rapprochements que l’on peut faire entre Nougé et Debord ; et aussi ce en quoi ils se séparent.

(À suivre)

dimanche 19 janvier 2014

Debord et Nougé / 1



On peut dire de Debord qu’il est arrivé à la notoriété de Breton en détournant la méthode de Nougé — qui reste quant à lui toujours largement méconnu. On a pu définir Paul Nougé comme « comme un penseur ignoré, un poète méconnu et qui a tout fait pour l’être, un militant communiste sans carte du parti, manipulateur tirant les ficelles dans l’ombre pour une grand dessein qui n’a sans doute pas donné les résultats escomptés ».* On ne peut certes pas dire de Debord qu’il est « un penseur ignoré » et qu’il « a tout fait pour l’être » ; mais qu’il ait été un « manipulateur tirant les ficelles dans l’ombre pour une grand dessein qui n’a sans doute pas donné les résultats escomptés » est assez pertinent en ce qui le concerne.

On sait que Debord a connu Nougé à une période clé de son parcours, à savoir celle de l’internationale lettriste ; et qu’il a certainement été marqué par la personnalité de Nougé. Jérôme Duwa écrit à ce propos : « Debord a 23 ans en 1954 et aussi rétif  soit-il alors et rétrospectivement à toute forme de respect […] il ne pouvait pas ne pas reconnaître en Nougé ce type d’individualité seigneuriale faisant d’emblée fortement contraste avec les “ambitions limitées” (Potlatch, n° 2, 29 juin 1954) et les gesticulations prophétiques d’un Jean-Isidore Isou. »** Le fait que Debord ne fasse pratiquement plus référence à Nougé par la suite*** peut être analysé a contrario plutôt comme une marque de son intérêt pour la personnalité singulière de celui-ci dont il adaptera la méthode pour son propre compte — ce qu’il lui fallait occulter — que comme le signe d’un désintérêt de sa part.

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* Geneviève Michel, Paul Nougé, La réécriture comme esthétique de l’écriture, Thèse de Doctorat, que l’on peut lire à l’adresse suivante :


** Surréalistes et situationnistes, Vies parallèles, Édition Dilecta.

*** Geneviève Michel, op. cit. : « [D]ans tous les numéros de l’Internationale situationniste, Nougé n’est cité qu’une seule fois, pour signaler que son idée de de poème-jeu de cartes, Le Jeu des mots et du hasard, a été plagié par Marc Saporta. »

(À suivre)